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Norneline
Royaume de Vénicie, été 1473.
Norneline, fille du défunt duc d'Alcase, a seize ans lorsqu'elle est appelée à faire ses débuts à la cour de la Dauphine Evanolie. Elle quitte à regret son fief natal pour rejoindre la bruyante et tumultueuse ville royale, Monchrestin.
- Préambule -
Norneline laissa errer un regard triste sur la suite dans laquelle on venait de la faire entrer, et qui serait à présent sa demeure et sa prison. Les murs lambrissés, les tentures purpurines et le marbre que foulait son pied avaient quelque chose de froid et d'intimidant, quelque chose qui murmurait : "n'oublie pas à qui tu dois cette condition, et n'oublie pas qu'il ne tient qu'à cette personne que tu en sois privée".
Cela ne faisait pas une heure qu'elle avait passé les portes de la ville royale, et déjà, Norneline avait résolu de détester tout ce qu'elle y trouverait. Malheureusement, on ne refusait pas le titre de dame de cour, même si cela supposait de quitter parents, amis et patrie.
Après la mort de son père, glorieusement tombé lors de la prise de Castalena en 1466, Norneline avait prié pour que plus jamais le Roi ne s'intéresse au sort de sa famille, et qu'elle et sa mère portent un deuil paisible, loin de Monchrestin, loin de cette agitation et de cet ennuyeux protocole. Et en effet, les années passant, Norneline s'était crut protégée par l'oubli où elle et sa mère tombèrent... Jusqu'à ce jour funeste où le Roi eut la détestable idée de rappeler auprès de lui la duchesse d'Alcase et sa fille u***, avec l'intention dissimulée mais aisément compréhensible d'imposer à l'une ou l'autre un avantageux hymen. Après tout, Sophia d'Alcase n'était-elle pas veuve ? Et sans fils pour hériter du duché, à qui reviendrait-il ? Il fallait donc remédier au plus vite à cette carence, et conclure un mariage propre à donner une descendance mâle au duché d'Alcase. La duchesse était encore jeune, ayant été mariée très tôt : son âge n'avait encore rien ôté à ses grâces et à sa fertilité.
Quant à Norneline, elle avait atteint l'âge nubile, et elle en était inconsolable. Outre qu'elle avait de la peine à quitter Alcase et ses montagnes sauvages, elle désespérait à l'idée de se voir mariée à quelque vieux baronnet grisonnant, ou à quelque comte tyran*** et insensible. D'ailleurs, elle ne se faisait pas d'illusions. Si le Roi venait à lui proposer un mariage, elle ne pourrait dire non, pour la simple et bonne raison qu'elle n'était personne. Elle n'était plus que la fille u*** d'un guerrier tombé au combat, et d'une femme qui devrait bientôt se remarier, et qui se trouverait obligée, par la force des choses, d'abandonner la progéniture issue de sa première union.
Norneline se voyait donc en une bien fâcheuse posture. Le monde qui l'environnait lui était hostile, et son futur s'assombrissait à mesure qu'elle y songeait.
Pourtant, Norneline n'était pas de ces filles qui s'apitoient sur leur sort, aussi malheureux soit-il. Vive d'esprit, lucide sans être fataliste, elle avait au fond d'elle une rage, une soif de vivre qui faisait d'elle une jeune femme nerveuse et volontaire. Ses yeux de jade avaient un éclat déterminé, presque insolent. Elle semblait continuellement défier le monde, défier la vie elle-même, avec cet air qui disait : "viens, je ne te crains pas".
Norneline n'avait qu'un regret : celui de n'être pas née dans la peau d'un homme. Elle pensait naïvement qu'elle ne devait ses malheurs qu'à sa condition de femme. Parfois, elle s'accoudait à sa fenêtre, et rêvait de croisades sanglantes, de chevauchées vers des contrées lointaines, de batailles impitoyables... Comme son destin lui aurait paru plus doux, si elle avait été libre de partir là où seuls vont les hommes... Mais elle était née fille de duc, et en tant que telle, elle se devait de tenir son rang. Même si jusque-là elle avait vécu une vie paisible et peu contraignante, sa destinée la rappelait tristement à cette vie de dame de cour, où tout n'était que protocole et restrictions.
A l'instant où elle pénétra dans cette suite, elle songea qu'elle aurait préféré être n'importe qui d'autre, même une vulgaire fille de ferme, plutôt que d'être Norneline la noble, Norneline la condamnée...
Repoussant ces sombres pensées, elle alla ouvrir la croisée qui donnait sur une enfilade de jardins ombragés. Quelques gentilhommes s'y promenaient en badinant. Il s'élevait de leurs voix un air de fausseté auquel Norneline tâcha de ne pas prêter attention. Toute cette magnificence, tous ces atours dont se paraient ces personnes... rien ne semblait vrai. Et pourtant, Norneline se dit avec amertume que tout cela était cy***ment bien trop réel...
- 1 -
-Mademoiselle est-elle au fait des usages de la Cour ?
Surprise par cette question, Norneline haussa les épaules avec un air indécis. Cela ne parut pas satisfaire la sèche et viellissante femme qui la toisait du regard.
-Puisque vous ne semblez pas avoir été inf.ormée, je me dois de vous instruire sur vos futurs devoirs et occupations.
Norneline ne répondit rien, et attendit patiemment. A peine avait-elle eu le temps de prendre connaissance de sa chambre que cette vilaine harpie s'était ruée sur elle. Elle s'était présentée comme étant Mlle de Tourelle, chargée de l'instruction protocolaire des jeunes personnes au service du Roi. Norneline avait aussitôt deviné qu'elle était vieille fille. Le mariage ne réussissait pas à ce genre de personnes, qui très vite dirigeaient leur ménage en vraie mégère ; mais la solitude ne les embellissait pas davantage. L'absence d'amour semblait avoir marqué cette femme ; elle avait desséché la peau qui collait à ses os, et avait donné à son visage maigre un air revêche. Norneline songeait qu'elle venait sans doute de croiser la personne la moins aimable qui soit à des lieues à la ronde...
Cette brave dame lui apprit de sa voix monocorde de quelle façon serait réglée sa vie à la Cour. Désormais, plus question d'aller et venir en toute liberté à toute heure du jour ou de la nuit. A partir de huit heures du soir, les jeunes filles de la Cour étaient consignées dans leurs appartements. Elles n'étaient autorisées à en sortir le matin que pour assister au lever de la Dauphine. Elles assistaient ensuite à leurs leçons respectives, retrouvaient la Dauphine au moment du dîner, et avaient ensuite l'honneur de l'accompagner et de la distraire jusqu'au souper. C'en était tout. Voilà à quoi se résumerait la vie de Norneline, jusqu'à ce que le Roi juge bon de la marier.
-Bien entendu, vous pourrez occuper le temps de l'après-souper comme bon vous semblera, tant que vous resterez ici. Mademoiselle Clélie, pour ne vous citer qu'elle, organise souvent de petits concerts privés. Elle joue de la harpe de la façon la plus divine... A ce propos, maîtrisez-vous un instrument, ma chère ?
Norneline réfléchit. La musique n'était pas son fort. On avait bien essayé de lui apprendre le clavecin, mais elle n'avait montré aucun talent dans cette discipline. Pire encore, ses profondes rêveries la rendaient distraite. La jugeant dissipée et peu encline au travail, ses professeurs l'avaient accusée de paresse, et bientôt il n'avait plus du tout été question de leçons de clavecin pour Norneline.
-Je ne m'y entends pas vraiment en cette matière, avoua-t-elle avec indifférence.
La cassante Mlle de Tourelle s'offusqua de cet aveu et du ton badin sur lequel il venait d'être fait.
-Il vous faudra pourtant apprendre la musique, s'écria-t-elle. Ce sera là un gage de votre habileté, et j'aime mieux vous dire que bien des hommes y sont sensibles. Nous remédierons à cela dès demain. Le violon, cela vous irait-il ? Vous avez l'air de quelqu'un qui s'accorderait bien avec un violon. Allons, c'est entendu, demain vous prendrez votre première leçon avec le maître Hariou que je m'en vais prévenir de ce pas. Soyez habillée à mon retour, de sorte que je puisse vous présenter à la Dauphine, ainsi qu'à vos compagnes.
Norneline n'eut pas même le temps d'ouvrir la bouche : Mlle de Tourelle avait déjà tourné les talons. Cette femme avait une vivacité étonnante pour son âge...
Restée seule, la jeune fille retomba dans son apathie. Elle n'était pas pressée de se vêtir et de faire la rencontre de ces nobles demoiselles. D'ailleurs, de quelle façon fallait-il se vêtir pour paraître devant la Dauphine ? Norneline n'avait avec elle que ses beaux habits de province. Ils faisaient la plus belle impression au pays, mais seraient-ils suffisamment raffinés pour cette Cour ? Il était bien possible que l'on se moque d'elle. Si elle se donnait volontiers des airs durs, Norneline n'en était pas moins sensible, comme toute jeune fille de son âge. Elle hésita sur la conduite à adopter.
Elle alla vers le coffre qui l'avait suivie jusque-là et qui contenait toutes ses affaires, et en examina le contenu. Rien de ce qu'elle possédait ne semblait être du goût de cette ville, d'après ce qu'elle avait pu en juger. En arrivant, Norneline avait pris soin de remarquer de quelle façon les femmes d'ici étaient parées, et comment elles se tenaient. Et à n'en pas douter, on remarquerait immédiatement qu'elle n'était qu'une petite provinciale à qui la mode de la Cour était inconnue. Quelle misère...
Elle se décida finalement pour une petite robe de percale bleue toute simple. Mieux valait être ajustée sobrement qu'être ridicule. Elle n'eut que le temps de s'examiner dans une glace : Mlle de Tourelle fit son apparition, et posa ses yeux sur elle. Elle ne dit rien, mais l'espace d'un instant, ses yeux trahirent un air de mépris.
-Venez, vous êtes attendue, articula-t-elle sèchement.
Mlle de la Tourelle mena Norneline à un petit jardin reculé, au fond duquel on apercevait un adorable pavillon de pierre blanche. La jeune fille apprit plus tard qu'il avait été bâti sur un caprice de la Dauphine, qui avait exigé un endroit où partager en toute intimité ses confidences avec ses demoiselles de cour.
Lorsqu'elle arriva à hauteur de ce pavillon, Norneline comprit toute l'ampleur du désastre. Les jeunes femmes qui apparurent à ses yeux étaient sans aucun doute les créatures les plus richement parées qu'il lui ait été donné de voir. Toutes rivalisaient d'élégance. Gants de soie, cols de dentelle, capes de mousseline, robes mousseuses et chapeaux à rubans faisaient éclater leurs couleurs. C'était un tel étourdissement de parures que Norneline crut se sentir mal. Et les jeunes filles qui les portaient n'étaient pas en reste : toutes étaient poudrées et parfumées, certaines avaient poussé la coquetterie jusqu'à nouer et tresser leurs cheveux de la façon la plus ingénieuse qui soit. Et Norneline, elle, allait tête nue, dans une tenue dépourvue de fantaisie de charme...
-Faites une révérence à Mademoiselle la Dauphine que voici, ordonna Mlle de la Tourelle lorsqu'elles approchèrent.
Norneline s'exécuta, et sentit quelques rires moqueur s'échapper des bouches de ses nouvelles compagnes. En réalité, c'était une ingratitude étrange que ce manque de compassion pour cette petite fille tout juste arrivée de sa province : beaucoup de jeunes femmes de la Cour avaient été un jour à la place de cette malheureuse, et avaient appris à se défaire de leurs allures et de leurs robes grossières. Mais la petitesse est un état que l'on s'empresse d'oublier, lorsqu'on le quitte.
Essayant de ne pas tenir compte des regards posés sur elle, bien qu'elle en soit incommodée, Norneline releva la tête, et examina celle qu'on lui présenta comme la Dauphine Evanolie.
C'était une jeune fille de dix-huit à dix-neuf ans, très mince, très blonde également. Un sourire mutin animait sa jolie bouche rose. Ses yeux étaient d'un bleu ordinaire, sans éclat. Sa physionomie était harmonieuse sans être exceptionnelle. C'était là une beauté bien quelconque, qui devait compter sur le renfort de ses parures pour éblouir. Elle avait cet air indolent qu'ont les femmes oisives. Son visage affichait une tranquillité qui n'était pas tout à fait celles des gens sereins, mais plutôt celle des gens que rien n'agite, parce qu'ils sont supérieurs à tout, et qu'ils le savent.
Norneline attendit qu'on lui adresse la parole, comme le voulait l'usage. ELle endura un silence pesant pendant quelques secondes, puis la Dauphine daigna s'intéresser à elle :
-Vous devez être Mademoiselle Norneline, fille du duc d'Alcase, dont m'a parlé le Roi. Vous deviez arriver hier, n'est-il pas ?
-En effet, Votre Altesse, seulement un de nos chevaux s'est trouvé mal, et il a fallu faire escale pour le faire remplacer, ce qui explique que notre arrivée ait dû être différée. Vous m'en voyez désolée.
La Dauphine parut satisfaite de cette réponse. Du moins, elle ne questionna plus Norneline, et se retourna vers l'une de ses demoiselles, à qui elle glissa une confidence suivit d'un petit rire. A ses yeux, Norneline n'existait déjà plus. Aux yeux des autres, pourtant, elle représentait encore une attraction bien vivace. Les regards railleurs restaient posés sur sa tenue et sur ses cheveux défaits, et elle crut même entendre quelqu'un dire : "je mourrais de honte de me présenter devant les gens avec une pareille allure".
Voilà ce qu'elle aurait à endurer, désormais. Voilà en compagnie de qui elle devrait passer ses jours, ses soirées, peut-être. Partout, des yeux dédaigneux. Mais parmi tous ces regards, un seul retint son attention : celui d'une jeune fille brune, dans lequel elle lut... de la pitié. Rien n'aurait pu offenser davantage Norneline que ce regard qui lui rappelait combien elle était à plaindre. La misère était tolérable lorsqu'on la voyait par le prisme de la méchanceté. Mais elle était insupportable quand on la devinait dans les yeux de quelqu'un dont les intentions étaient bonnes.
Enfin, Mlle de la Tourelle jugea que les présentations avaient assez duré, et elle promit à la Dauphine de lui rendre sa nouvelle dame dès le lendemain. D'ici là, il fallait la préparer, et achever de la mettre au fait de ses devoirs. Norneline fut alors reconduite au château. Elle se laissa entraîner sans un mot. Elle n'avait plus rien à dire. Et quand bien même aurait-elle eu envie de parler, sa gorge nouée l'en aurait empêchée.
- 2 -
Norneline considéra son reflet et eut une moue dubitative.
-Voilà qui sera bien plus approprié, ici, jugea Mlle de Tourelle.
Si par approprié il fallait comprendre inconfortable et pompeux, alors oui, c'est un habit approprié. Une robe épaisse, moins par la matière que par ses nombreux ornements. Norneline se noyait dans les rubans, les noeuds et les volants. Son habilleuse avait du goût, mais c'était un goût qui aimait le brillant et le surchargé, qui ne craignait pas la surenchère. Heureusement, sa coiffeuse s'accomodait de moins. Un simple chignon rehaussé et tressé, sur lequel était posé un filet d'argent noué sur son front, lui tenait lieu de coiffe.
-Ces dames viendront vous préparer chaque matin. Ne vous accoutumez pas à ces robes, vous n'en porterez de telles que pour les jours de fête. Ordinairement, vous porterez des choses bien plus simples. Ce traitement exceptionnel n'est dû qu'au fait que vous devez faire vos débuts ce soir, en présence de Sa Majesté.
Norneline contint un soupir de soulagement. Elle ne porterait ces hardes prétentieuses que le temps d’une soirée !
-Vos leçons de maintien ne seront pas de trop, persiffla Mlle de la Tourelle.
Cette vieille bique devait se sentir obligée d’être critique et désobligeante. Norneline n’y prêta pas attention. Impressionner le monde était le dernier de ses soucis.
-Ma mère sera-t-elle présente au souper ?
-Madame la duchesse votre mère soupera à la table de Sa Majesté, comme de bien s’entend, ainsi qu’elle le fera tant qu’elle demeurera au Palais.
Ce qui signifiait qu’après ce soir, Norneline ne verrait plus sa mère. Les demoiselles de cour prenaient tous leurs repas en compagnie de la Dauphine, laquelle n’était que rarement invitée à la table du Roi.
Norneline n’appréciait que peu de gens. Taciturne et rêveuse, son visage n’exprimait souvent qu’un léger vague à l’âme. Ni souriante ni renfrognée, elle savait se montrer naturellement cordiale et douce, mais ne connaissait pas ces excès de joie si propres à son âge. C’était une âme qui ne s’emballait jamais, qui ne se laissait jamais surprendre ni par le chagrin, ni par la colère, ni par le bonheur. Cette froideur relative lui avait porté préjudice dans le cœur de ces sottes gens, qui la jugeaient hautaine et incapable de sentiment. Les jeunes filles de son âge, qui ne liaient entre elles que des amitiés superficielles à base de faux compliments et d’intrigues dissimulées, avaient vite compris qu’elles ne gagneraient rien à fréquenter cette honnête petite fille, et qu’elles s’attireraient son mépris à essayer de gagner son coeur. En conséquence, Norneline n’avait que peu d’amis, et encore ne les aurait-elle pas nommés ainsi. Elle aimait passer du temps avec les fermiers et les artisans de sa mère, dont elle appréciait les mœurs simples. Les gens de la maison l’estimaient beaucoup, et voyaient en elle une respectable maîtresse, préoccupée par le quotidien des petites gens et soucieuse d’alléger leurs peines. Les domestiques furent assurément très malheureux lorsqu’ils virent partir leur aimable maîtresse, se doutant qu’ils ne la reverraient probablement jamais. Mais hormis les liens qui unissaient Norneline à ses gens, elle n’en avait réellement tissé avec personne. Sa mère, une femme à l’intelligence étroite, n’était guère plus démonstrative qu’elle : elle aimait tendrement sa fille, sans toutefois lui porter un intérêt exceptionnel. Aussi, Norneline savait que sa mère ne souffrirait que peu de leur séparation.
-Etes-vous bientôt prête ? la sermonna Mlle de Tourelle. Le souper sera servi dans quelques minutes, et vous n’êtes toujours pas introduite. Veuillez me suivre.
Comme elle guidait Norneline jusqu’à la salle de réception, la vieille Tourelle, comme l’appelait déjà la jeune fille en elle-même, crut devoir lui rappeler son rang et ses obligations.
-Vous n’oublierez pas de faire votre plus respectueuse révérence lorsque je vous annoncerai. Tâchez de ne pas incommoder Sa Majesté en lui faisant le récit de votre voyage, il n’en a cure. Soyez lapidaire : ne répondez que par des phrases concises, et ne dites jamais plus que le minimum que l’on vous demande. Est-ce bien entendu ?
Norneline acquiesça sans conviction. Toute autre qu’elle se serait sentie paniquée à l’idée d’être présentée au Roi et à sa cour. Pourtant, parce que c’était elle, elle était étrangement calme. Avant d’entrer dans la pièce fatidique où elle serait un objet de curiosité pour tous, elle ne songea pas même à retoucher les plis de sa robe, ou à mordre ses lèvres pour les rendre vermeille. Elle attendit patiemment qu’on daigne l’annoncer. Et pourquoi n’aurait-elle pas été sereine ? Il n’y avait rien sur elle d’étrange, maintenant qu’elle paraissait avec une robe du goût de la Cour.
Mais Norneline était loin d’imaginer l’effet qu’elle produisit sur l’assemblée lorsqu’on l’invita à entrer. D’ailleurs, elle ne remarqua rien, peu habituée qu’elle était à déchiffrer les expressions perfides des courtisans.
Norneline apparut telle qu’elle était : simple, sans autres atours que sa robe pour la parer, sans prétention dans le regard, sans recherche dans ses gestes. Elle ne se donnait aucun air, ne faisait pas mine d’être plus gracieuse qu’elle ne l’était, n’étudiait pas l’angle sous lequel elle devait être admirée : en bref, elle n’avait aucune de ces façons insupportables qu’ont les dames de cour pour tenter de paraître mieux qu’elles ne sont. Pourtant, elle produisit le meilleur effet. Norneline avait un charme naturellement austère, une sorte de beauté vertueuse qu’on rencontrait surtout chez les religieuses. Ses yeux vert de jade éclairaient son visage et lui conféraient un air de profondeur et d’intelligence humbles. On devinait à travers sa coiffe que ses cheveux châtains étaient souples et abondants, et qu'ils devaient onduler. Sa bouche était ourlée, son nez fin et ciselé, et sa peau d’une blancheur laiteuse. Une beauté silencieuse, avivée par l’ignorance qu’elle avait d’elle-même.
-Que Sa Majesté souffre que lui soit présentée Mademoiselle Norneline, fille de feu le duc d’Alcase.
Norneline jugea indélicat qu’on ose rappeler ainsi en public la mort de son père. Décidément, la politesse à la Cour se passait bien de la compassion la plus élémentaire… Sur cette pensée, elle effectua une sobre révérence, tout en gardant les yeux au sol.
-Quelle délicieuse enfant que voilà, s’écria le Roi avec une éloquente admiration. Il est vrai que votre mère n’y est pas pour peu dans cette réussite. On ne saurait douter que vous fussiez sa digne fille, ma chère.
La flatterie fut accueillie avec beaucoup de modestie par la duchesse, qui se confondit en remerciements. De grâce, songea Norneline, tout cela ne va-t-il donc jamais finir ?
-Je me réjouis fort de cet arrangement : la Dauphine aura la plus aimable des compagnies, et vous le plus délicieux séjour et la meilleure éducation qui pussent être offerts à une demoiselle de votre valeur.
-Votre Majesté est trop aimable, je ne saurais lui rendre grâce de tous ses bienfaits pour moi.
Norneline avait répondu ces quelques mots sans le moindre engouement. Voilà qui devait suffire à honorer l’étiquette, qu’on ne lui en demande pas davantage.
Le Roi trouva encore quelques petits compliments à lui faire, puis se détourna de Norneline pour offrir son attention à un homme, qui devait très vraisemblablement être l'un de ses ministres. Le silence qui avait régné jusqu’à présent pour l’introduction de Norneline fut rompu, et de petits groupes se èrent çà et là pour deviser des dernières nouvelles, de la dernière mode (ou de Norneline). Peu de paroles furent échangées, car bientôt on annonça le souper. Norneline qui espérait être placée aux côtés de sa mère s’apprêtait à la rejoindre, lorsque Mlle de la Tourelle la rattrapa :
-Venez que je vous indique quelle sera votre place, et que je vous présente vos voisines de table. Voici Mesdemoiselles Paloma, Hariette, Rémondile, Amircine, Jomane, Azelma, Elthaïre et Toinette, à qui vous avez été présentée cette après-midi, et avec qui vous aurez l’honneur de servir Mademoiselle la Dauphine.
Il fut convenu que Norneline s’installerait entre Paloma et Elthaïre, qui s’avérèrent être les créatures les plus sottes du monde. La conversation stagna toute la soirée sur la question de savoir s’il était raisonnable de porter des bas de soies lors des pique-***s estivaux, ou s’il valait mieux sourire aux galanteries d’un gentilhomme plutôt que de rire à gorge déployée, ce qui semblait d’être d’un goût douteux. Norneline ne prit part à cette conversation édifiante que pour montrer son assentiment à l’avis de l’une, et poser une question polie à l’autre, histoire d’afficher un minimum d’intérêt. Mais elle n’alla pas plus loin que ce que la politesse recommandait.
En réalité, son esprit était autrement occupé par l’une des demoiselles de cour dont elle n’avait pas souvenir, et qui se trouvait à quelques places de la sienne. Elle aurait juré que cette jeune fille était la seule à n’avoir pas été présente aux côtés de la Dauphine, cette après-midi-là. Elle n’aurait pas pu ne pas se souvenir de ce visage, tant il était stupéfiant.
-Qui est cette jeune personne qui tient un verre dans la main, juste là ? osa-t-elle demander à Elthaïre.
-Oh, celle-là, répondit la jeune fille d’un air dédaigneux. C’est Demoiselle Jomane, une espèce de parvenue à qui l’on ne peut rien dire et qui se permet tout. Et savez-vous pourquoi ? Parce qu’en dépit de ses mauvaises manières, Madame s’est attirée les grâces de la Dauphine, qui cède à tous ses caprices.
Elthaïre semblait ravie de cette occasion qui s’offrait à elle de divulguer ses ragots nauséabonds. Et Paloma, loin de la contredire, vint en rajouter. Norneline se douta immédiatement des raisons de cette haine : à l’évidence, c’était l’envie qui les poussait à la médisance. Et comment ne pas le leur reprocher ? Jomane semblait posséder tout ce dont elles étaient dépourvues.
C’était une fille grande, très élancée, à la taille si souple et si svelte, aux gestes si dansants, qu’elle paraissait ne pas être soumise aux lois de la pesanteur. Son épaisse chevelure brune était relevée en un savant chignon dont s’échappaient des mèches folles. Ses grands yeux d’un bleu céleste étaient cerclés de khôl, ce qui les rendait profonds et ombrageux. Le rouge dont elle avait peint ses lèvres donnait à son visage une violence et un goût de sang terriblement attrayants. En un mot, Jomane était la créature la plus désirable que Norneline ait jamais contemplée. Plus étonnant encore, elle qui semblait très consciente de sa beauté en usait d’une façon curieuse. Elle avait l’air de se moquer du monde entier, de rire à sa barbe. Jomane était une provocation vivante. La sévérité de son regard paraissait dire : « ose me confondre avec l’une de ces midinettes, et je te promets de t’en faire souvenir et de te le faire regretter ».
Norneline avait senti quelques fois ce regard sombre se poser sur elle. Elle en avait été déconcertée, presque bouleversée. Elle qui n’avait pas craint le jugement de son Roi, la voilà qui craignait celui de cette courtisane. Mais comment ne pas craindre le regard embrasé d’une telle créature, qui n’avait pas esquissé le moindre sourire du repas, et qui n’avait pas même laissé sortir un son de sa bouche ? Son œil inquisiteur observait tout et tout le monde. Et Norneline semblait un sujet intéressant.
Prise de malaise, n’attendant que la fin du souper pour s’éclipser, Norneline attendit que la Dauphine se lève pour demander à prendre congé.
-Comment ma chère, s’écria Paloma, vous nous quittez déjà ? Restez donc je vous en prie, figurez-vous que nous projetions d’aller ce soir même faire une promenade au clair de lune. Vous n’imaginez pas comme l’on s’amuse ! Restez donc, je vous en conjure, il est si tôt !
Norneline remercia Paloma pour cette délicate attention, mais prétexta ressentir la fatigue de son voyage. Après tout, elles auraient désormais l’occasion de se voir si souvent, qu’il fallait lui pardonner cette petite faiblesse. A regret, Paloma acquiesça, et on ne chercha pas à la retenir davantage.
Norneline s’empressa de rejoindre ses appartements. Il lui fallut cinq bonnes minutes à déambuler dans le château, pour enfin retrouver l’aile est dans laquelle elle était logée. Ce fut avec un réel soulagement qu’elle poussa la porte de sa chambre, et qu’elle se jeta sur son lit, sans même prendre la peine d’ôter ses bottines.
Quelle soirée ! Y avait-il rien de plus pénible que cela ? Endurer d’être présentée à tous comme une orpheline, supporter la conversation inepte de deux écervelées, être retenue à table trois longues heures durant, sentir les regards sur sa nuque… Et un regard, en particulier. Un regard différent, plus pesant que les autres. Pas un de ces regards perfides qui cherchent vos faiblesses pour ensuite les railler. Mais un regard pénétrant, un regard qui ne s’attache pas aux façons, à la conduite extérieure, mais un regard qui vous pénètre jusqu’au fond de l’âme, pour y chercher… Pour y chercher quoi, au juste ?
Norneline avait à peine menti : elle avait réellement sommeil. Elle sentait déjà ses paupières s’alourdir, lorsqu’une intuition lui souffla qu’elle n’était pas seule. Lentement, elle se redressa, et se retourna. Si elle n’avait pas eu cette intuition, elle aurait probablement jeté un cri de surprise.
-Vous ne devriez pas refuser l’invitation qui vous a été faite, dit calmement la jeune femme qui se tenait dans l’embrasure de la porte, un verre à la main.
Norneline tenta de se ressaisir, mais Jomane ne lui laissa pas le temps de l’interroger.
-Vous avez beaucoup fait parler de vous, ce soir, reprit-elle calmement. Ici, on accorde beaucoup d’importance à des détails qui n’en ont pas. Vous ignorez ce que signifie l’invitation que vous avez déclinée, et je m’en vais vous éclairer sur ce sujet. Entre ces murs, les opinions se ent vite. Et une fois qu’elles ont été ées, elles restent fixées pour longtemps, et il devient difficile de s’en défaire. Une soirée suffit à vous in***r une vie, un caractère et des desseins que vous n’avez pas. Ne laissez pas ces petites oies se faire une fausse idée de vous aujourd’hui, car jamais vous ne vous déferez.
Interloquée par ce discours étrange, Norneline s’approcha. Jomane avait reporté son attention sur son verre, dont elle avala une gorgée.
-Quelle opinion voulez-vous qu’ils se fassent de moi ? Qu’ont-ils à dire sur mon compte ?
-Tout ce que vous ne leur avez pas dit ce soir, répondit aussitôt Jomane. C’est pourquoi vous allez retourner là-bas, et répondre à toutes les questions qu’elles ne manqueront pas de vous poser au couvert de l’obscurité. Sinon, sachez bien qu’elles les poseront tout de même, et qu’elles y répondront à votre place, puisque vous serez absente. Et ce pourrait bien être le début de vos malheurs.
Jomane finit son verre, constata qu’il était vide, et releva les yeux vers Norneline. Pour la première fois de la soirée, un sourire naquit sur ses lèvres écarlates.
-Si vous m’y rejoignez d’ici un quart d’heure, je pense pouvoir les faire patienter, et les désintéresser de vous. Mais ne tardez pas.
Sur ces mots, Jomane sortit et referma la porte derrière elle.
Comment diable cette fille était-elle entrée ? Norneline ne l’avait pas même entendue sur ses pas, alors qu’il était évident qu’elle l’avait suivie. Elle n’avait pas non plus entendu la porte s’ouvrir. Et pourquoi donc s’intéresser à elle ? Sans réponse à ces questions, sans savoir même pourquoi elle obéissait alors qu’elle était dans un si grand état de fatigue, Norneline rajusta sa robe, et sortit pour rejoindre celles qui n’attendaient que de la juger.
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